Tribune | Pénurie de semi-conducteurs : l’Europe face à ses contradictions

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Pénurie de semi-conducteurs : l’Europe face à ses contradictions

Une tribune de Mathilde Aubry, Professeur en économie et titulaire de la chaire Management de la Transformation Numérique.
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Jour après jour les médias relaient les craintes d’entreprises européennes très diverses :  Renault, Stellantis, PSA, Liebherr, Boulanger… Toutes expriment la même inquiétude : vont-elles pouvoir disposer de suffisamment de semi-conducteurs pour approvisionner leurs chaines de production ? Cette crise concerne le monde entier mais révèle particulièrement la dépendance de l’Europe vis-à-vis de l’extérieur et souligne le manque de cohésion entre Etats pour soutenir un secteur de pointe.

Les semi-conducteurs : un secteur mal connu

Les semi-conducteurs ou puces électroniques sont des produits mal connus par le grand public car quasiment invisibles pour le consommateur final. Pourtant ils se sont immiscés, aux cours des années, dans notre quotidien. On parle de « pervasion » du silicium, c’est-à-dire l’incorporation croissante de microprocesseurs de plus en plus performants et miniaturisés aux objets de la vie quotidienne. Si plus de 60 % des semi-conducteurs sont utilisés dans les secteurs de la communication (Internet, Cloud..) et de l’informatique (poste de travail mais aussi data center), on les retrouve également dans nos voitures et dans nos produits électroménagers. Ces deux secteurs sont particulièrement touchés par la pénurie notamment car ils consomment beaucoup de semi-conducteurs et en de plus en plus grande quantité. Le développement de l’internet des objets permet, par exemple, de comprendre la nouvelle dépendance de ce secteur aux semi-conducteurs.
Cependant, on retrouve des semi-conducteurs dans des secteurs moins importants en termes de volumes consommés mais aux enjeux stratégiques forts comme l’industrie (machines de production ou logistique) ou encore le médical ou l’agriculture… Il est donc important de garder un œil à ces secteurs.

Un secteur délaissé

Les tentatives d’explications pour comprendre cette pénurie se multiplient : une hausse de la demande mondiale due à la crise sanitaire, la constitution de stocks par des entreprises craignant de manquer de leur matière première… Tout est vrai bien sûr et toutes ces raisons se cumulent pour expliquer l’état de tension dans lequel se trouve le marché aujourd’hui. Cependant, il faut garder en tête le fait que c’est un secteur qui se caractérise par une importante cyclicité. En effet, le décalage entre une offre rigide, nécessitant des investissements lourds et de long terme, et une demande volatile avec des produits nombreux et se succédant rapidement, est à l’origine d’une alternance de phase de pénurie et de surplus. De plus, le progrès technologique empêche les stocks d’atténuer les fluctuations sur la demande puisque les produits stockés perdent très vite de la valeur et peuvent devenir obsolètes s’ils sont conservés trop longtemps.
Si certains experts annoncent depuis plusieurs années maintenant que le marché tend vers une maturité qui devrait permettre une plus grande stabilité, il est clair que nous en sommes encore loin.

La place des entreprises européennes

Pour affronter l’accroissement des coûts dans le secteur, celui-ci a dû se « déverticaliser ». Cela signifie que les entreprises ont le plus souvent fait le choix : soit de se spécialiser dans la R&D, la conception et la vente, ce sont les fabless, soit de se concentrer sur la production, ce sont les fondeurs. Cette forme de spécialisation ne se retrouve pas qu’à l’échelle des entreprises mais aussi à l’échelle des Etats. Ainsi, les fondeurs se trouvent majoritairement à Taiwan (avec la plus grande d’entre elle : TSMC) et en Corée du Sud. En Europe, à l’inverse, même si les entreprises européennes comme NXP, Infineon ou ST Microélectronics ne sont pas à proprement parler des Fabless au même titre que Qualcom et Broadcom, les capacités de production dans cette région du monde représentent bien moins de 10 % de la production mondiale aujourd’hui. Les marges de manœuvre sont donc bien limitées à court terme. Au-delà de cela, les entreprises européennes ont du mal à se maintenir dans le paysage des plus grands fabricants de puces dans le monde. L’allemande Infineon est le premier européen et n’arrive que 10ème derrière cinq entreprises américaines et une taiwanaise et deux entreprises sud-coréennes. On retrouve St Microelectronics à la 14ème place.

L’Europe change de braquet ?

Depuis le début de l’année, les annonces se multiplient et il semblerait qu’il y ait enfin une prise de conscience importante en Europe : le secteur des semi-conducteurs est un secteur hautement stratégique dont dépend la compétitivité de nombreux secteurs de l’économie et la souveraineté des pays. Les ambitions sont aujourd’hui claires : l’Europe doit relocaliser la production de ces biens. La commission européenne souhaite que la production de semi-conducteurs durables de pointe en Europe représente 20 % de la production mondiale d’ici 2030. Les moyens sont avancés : Les nations européennes se sont engagées à investir jusqu’à 145 milliards d’euros dans la conception et la production locales de processeurs et de semi-conducteurs. Est-ce que cela sera suffisant ?  Le secteur demande des investissements extrêmement lourds et tout à fait incertains. L’industrie microélectronique européenne va donc devoir être capable de se réorganiser en profondeur et faire face à deux enjeux importants : se rapprocher du consommateur final, pour mieux connaitre ses besoins et imaginer les applications possibles, et l’intensification de la concurrence internationale dans un secteur dans lequel il est depuis longtemps considéré que « le premier rafle la mise, le second couvre à peine ses frais de développement, le troisième perd de l’argent ».

Mathilde Aubry
Professeur en économie,
Titulaire de la chaire Management de la Transformation Numérique

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